mardi 24 octobre 2017

Le bisou d'une nuit en Tunisie

« Une nuit en Tunisie » est le titre d'une mélodie sirupeuse qui a valu au petit pays une renommée planétaire. Depuis soixante dix ans partout dans le monde, aux sons de la trompette de Dizzy Gilesppie, des couples d'amoureux s'étreignent sous les étoiles et dansent langoureusement les paupières closes en rêvant qu'ils sont en Tunisie le pays des nuits inoubliables.
Le soir, à la belle saison, à Hammamet, Kélibia, Zarzis, La Marsa... la jeunesse tunisienne se rassemble en couple par milliers pour regarder la mer et murmurer des mots d'amour. Allongés sur la plage, tapis derrière un rocher ou pelotonnés dans une voiture garée au surplomb de la corniche ils se fabriquent secrètement les souvenirs de délices qu'ils partageront durant toute leur existence.

Las, parfois dans l'ombre, rode le prédateur, le chasseur de primes, le rançonneur de bonheur. Généralement pour l'éloigner, il suffit de lui jeter des pierres, un paquet de cigarettes ou quelques dinars...Plus ennuyeuse est la ronde de police, officiellement chargée de traquer le terroriste et subsidiairement de veiller aux bonnes mœurs islamiques. Elle interpelle les couples sans ménagement. Généralement, l'homme se précipite au devant du brigadier de police avec un sourire engageant, un discours conciliant, voire quelques billets. Et la maréchaussée passe son chemin. Le tarif dépend du lieu, de la mise du couple et de la marque de la voiture... il devient hors de prix si le pandore flaire le crime d'adultère ou d'homosexualité. Ce petit jeu malsain est un héritage de la dictature de Ben Ali.

Le 30 novembre dernier Nessim et sa copine sont interpelés dans leur voiture stationnée devant la jolie baie de Gammarth. Ils présentent leurs papiers. Il est citoyen de France, elle est tunisienne. Il est d'origine algérienne mais ne parle pas l'arabe. Il se croit en état de droit, il invoque la loi. Les policiers ne comprennent pas la langue de Molière et encore moins qu'un musulman soit incapable de s'exprimer dans celle du prophète. La cause du couple est vite entendue et sans autre forme de procès on les met au trou.
Samedi et dimanche passent. Le lundi, les ministères et la Présidence sont informés. Les avis divergent entre les partisans de la fermeté et ceux qui pensent qu'à 48 heures de la visite du Premier ministre français, l'affaire peut faire désordre. Les va-du-menton l'emportent. Alors le parquet accélère la procédure et le Mercredi 4 octobre le juge cantonal de Carthage sur les seuls témoignages des policiers, condamne les amoureux à quatre mois de prison pour attentat à la pudeur, rébellion etc... C'est ubuesque. Les réseaux sociaux lancent l'alerte.

Le 5 octobre Edouard Philippe débarque à Tunis à la tête d'une délégation d'industriels. Cette visite, la première du genre hors d'Europe pour le nouveau Premier ministre français passe médiatiquement inaperçue ; elle est phagocytée par « l'affaire du bisou » qui fait le buzz. Recevant la mère et l'avocat de Nessim, l'ambassadeur de France Olivier Poivre d'Arvor se déclare « préoccupé mais confiant dans la justice tunisienne pour trouver une issue heureuse lors du procès en appel ». Les démocrates tunisiens qui ne partagent pas cet optimisme se mobilisent. Publiant la photo d'une embrassade avec son épouse le député Raouf el May demande ironiquement à quel commissariat il doit aller se constituer prisonnier. Une pétition à peine lancée rassemble plus de 10 000 signatures...On proclame que le 4 octobre sera désormais la journée mondiale du baiser... De Djakarta à Santiago l'événement fait la une des journaux. La Tunisie est la risée du monde !

Empêtré, le gouvernement tente maladroitement de discréditer les amoureux : « le délinquant, un trentenaire franco-algérien était nu, sa compagne tunisienne de dix ans plus âgée avait retiré ses dessous... » À la télévision le porte parole du ministère de la justice dérape « il ne suffit pas d'avoir la nationalité française pour se croire tout permis » Et si l'amoureux avait été de nationalité américaine ou saoudienne demandent les internautes ? Le 27 octobre, alors que tous attendaient une issue honorable à cette mauvaise farce, la cour d'appel devant une dizaine d'avocats bénévoles expédie l'affaire, confirme la sentence diminuée de quelques journées de prison et renvoie les amoureux derrière les barreaux.

Ce fait divers lamentable n'est pas seulement selon la formule du caricaturiste blogueur -Z- « la partie émergente d'un Iceberg plongé dans les profondeurs des marécages troubles de notre culture, où se mélangent les poisons de la religion, de la flicaille, d'une justice aux ordres et du voyeurisme malsain d'une société frustrée sexuellement... »(1) il traduit aussi la tension diplomatique feutrée entre Paris et Tunis mais surtout il révèle les tactiques politiciennes du pouvoir.
En se comportant en gardien républicain de la séparation des pouvoirs - ce qui est louable -, mais aussi en chantre du salafisme, - ce qui l'est moins -, le Premier ministre Chahed et le Président Caïd Essebsi ont choisi de gérer la crise au mieux de leurs intérêts politiques du moment qui consiste à rallier les nostalgiques de la dictature et les islamistes radicaux.
Si la gestion tunisienne des ébats amoureux a pu choquer les esprits éclairés, elle a été applaudie par les obscurantistes de tous bords et notamment par les saoudiens. Pour le Président Caïd Essebsi qui multiplie les gestes aimables en direction de Riyad avec l'arrière pensée d'isoler les islamistes d'Ennahda fidèles au Qatar grand rival de l'Arabie Saoudite, c'est tout bénéfice.
C'est en revanche une catastrophe pour le tourisme - déjà sinistré depuis la tuerie de 39 estivants britanniques sur la plage de Sousse en juin 2015 – qui aura du mal à effacer l'image du couple encagé pour un baiser. Et ce n'est pas la récente décision du gouvernement de faciliter la délivrance de visas aux Saoudiens et aux Émiriens qui compensera la désaffection navrée des européens pour un pays où l'arbitraire fait de l'excès de zèle.

Face à ces petits calculs politiciens et aux dérives sécuritaires, les démocrates tunisiens luttent avec la seule liberté qu'ils ont su gagner et préserver depuis la chute de la dictature: celle de la parole. La société civile bouillonne d'échanges verbaux, elle croule sous les mots. On proteste, on s'invective à tout bout de champ partout et par tous les canaux. Selon la formule arabe « on soulage son coeur », on dénonce, on crie...mais tout en gardant les mains derrières le dos. Comme si on n'avaient d'autres choix que de vociférer ou de s'immoler.
L'inquiétude est palpable. Six ans après la révolte de Bouazizi, le constat est accablant: les riches sont plus riches, les pauvres sont plus pauvres. Les disparités régionales se sont accentuées, l'inflation galope, la monnaie s'effondre, le chômage gangrène une large proportion de la population qui en est réduite à survivre d'expédients et de petits trafics hasardeux. Heureusement cette année le ciel a été généreux, les récoltes sont abondantes, ce n'est pas la faim qui réveillera la colère des petites gens.

Mais l'injustice du quotidien est le ferment d'une révolte qui gronde. Dans l'un de ses derniers articles, la journaliste Lilia Blaise documente la dérive de l'institution : « Surchargée, en manque de tribunaux spécialisés, la justice tunisienne va mal. Elle est également aux prises avec la lenteur des procédures administratives et un système de corruption qui perdure. Elle est enfin en peine de jurisprudence dans les cas de torture, de corruption ou de droits des femmes. »(2)
Le Code Pénal liberticide qui permettait à Ben Ali de soumettre les dissidents par le chantage d'un emprisonnement est pour partie toujours en vigueur.(3) Il aura fallu trois ans de débats pour que le législateur amende enfin la loi sur le cannabis qui condamnait systématiquement chaque jour 60 à 80 jeunes fumeurs à un an de prison. Mais selon les observateurs des droits de l’Homme, les nouvelles dispositions notamment celles sur la garde à vue sont rarement observées et la pratique des aveux sous la torture perdure.

Pour autant, il faut relativiser. Le pire est ailleurs. Occulté par le bisou. Peu de médias ont relayé la dépêche de l'horreur : dans la nuit du 8 octobre, au large de l'île Kerkennah un navire de la marine tunisienne a heurté une embarcation de passeurs clandestins. 38 migrants ont pu être sauvés, 52 sont morts noyés.   





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