lundi 30 mai 2016

Tunisie, Ghannouchi le nouveau Zaïm


La Tunisie est immensément riche. Riche de ses paysages éblouissants, de la douceur de l'air, de l'optimisme de ses habitants. Chaque matin, la beauté inouïe de la lumière redonne espoir.
La Tunisie va mieux. À baguenauder dans les rues de la capitale et de sa banlieue, l'évident changement efface le souvenir de la visite précédente. La foule bigarrée s'affaire sur les marchés. Les femmes voilées sont rares, presque incongrues, la plupart portent un fichu mais certaines sont moulées dans des vêtements à damner. La foule est tolérante, indifférente ; la religion est redevenue une affaire personnelle dont l'affichage et la pratique ne regardent que soi. Même le muezzin semble avoir baissé le niveau de sa sono.

Mais la superficialité de ce cliché éphémère ne traduit pas la réalité d'une crise économique et sociale qui perturbe la vie quotidienne du plus grand nombre. Comment survivre au chômage qui frappe 15% de la population en âge de travailler (30% des diplômés)? Comment nourrir une famille avec un salaire mensuel de 175 euros ? Un Tunisien sur trois est en état de précarité ; réduit à traficoter, ou à s'employer sur le marché précaire du travail informel. La rue exhibe les inégalités choquantes de quidams miséreux s'écartant devant les voitures au luxe extravagant. Le soulèvement du printemps arabe n'a pas moissonné la récolte promise, le combat contre la pauvreté et l'injustice s'est fracassé contre le mur de l'argent.

Le citoyen tunisien se console en paroles. Il échange et débat à tout bout de champ, suit avec passion les émissions politiques à la télévision, scrute et commente les faits et gestes du gouvernement. Cette agitation médiatique n'empêche pas le retour aux affaires des favoris de Ben Ali qui petit à petit reprennent le haut du pavé. Le Président de la République, honorable nonagénaire, reçoit ostensiblement au Palais de Carthage les collaborateurs de l'ancien dictateur. Toute la classe politique - à de rares exceptions - plaide pour une réconciliation nationale.
Cette tendance au pardon révulse la population, victime impuissante du spectaculaire retour des prébendes et de la prévarication. Le gouvernement promet que l'Instance Nationale de la Corruption va sévir. Le budget annuel dérisoire qui lui est alloué ( 70 000 euros ) sera-t-il augmenté ?
« La rue tunisienne » semble désabusée. L'esprit de la révolution est en panne. Les politiques, suspectés de clientélisme sont tous mis dans le même sac , il n'y en a pas un pour rattraper l'autre « la adha, la adha ». Pourtant, la fierté et l'unité ne sont pas entamées ; à la télévision, le père d'un soldat tombé sous les balles d'un jihadiste résume son patriotisme par cette formule incroyable « bledi kbel aouledi », mon pays avant mes enfants !

C'est dans ce contexte que s'est tenu le 10 ème congrès du parti islamiste Ennahdha qui a rassemblé 1 200 délégués pendant quatre jours. Cette manifestation organisée avec opulence avait été préparée par 300 assises locales et régionales. Les motions votées traduisent l'expression populaire et majoritaire de la base dans l'ordre des priorités suivantes : démocratie, nationalisme, tolérance religieuse. Il n'était donc pas surprenant que cet événement largement médiatisé par plus de deux cents journalistes et invités étrangers, se clôture par l'annonce d'une portée singulière. C'est la première fois qu'un parti - désormais « islamiste » entre guillemets -, se sécularise et proclame la séparation du religieux et du politique. C'est un peu comme si le PC cubain renonçait à la lutte des classes et à la dictature du prolétariat ! C'est incroyable, c'est révolutionnaire ! C'est le printemps islamiste !


L'auteur de ce coup d'éclat de maître, Rached Ghannouchi, a non seulement roulé dans la farine tous les courants divergents, mais aussi la plupart des dirigeants des autres partis politiques – Président de la République compris - qui se sont affiché à ses cotés à l'ouverture du congrès, donnant ainsi au leader d'Ennahdha un adoubement quasi national. L'événement marque celui de la naissance d'un « zaïm ». Il rappelle les heures des congrès à grand spectacle de Bourguiba à Monastir il y a cinquante ans.
Ghannouchi, guide nouveau de la Tunisie sera t-il à la hauteur des espoirs de son peuple ? C'est une autre affaire.

Dans un proche immédiat, l'ouverture aux séculiers lui permettra de rassembler toutes les sensibilités politiques à l'exception de la gauche radicale et des fondamentalistes religieux. Le parti majoritaire de droite Nida Tounes est déjà au bord de l'implosion et les héritiers du RCD de Ben Ali s'apprêtent à rallier en masse. On se demande d'ailleurs, qui aujourd'hui serait en mesure de disputer au Néo-Ennahdha son hégémonie. Une interrogation en appelant une autre, on s'interroge aussi sur l'origine des financements des partis politiques tunisiens dont la prodigalité et le niveau de vie des dirigeants semblent directement liés à leurs fréquentation affichée avec les affairistes de tous poils.
Le parti « démocrate musulman » va désormais aspirer tous les soutiens au détriment de ses rivaux. De surcroît, dans la perspective des élections municipales qui auront lieu en mars 2017, il est à prévoir que la droite et le centre pactiseront ou fusionneront avec Ennahdha, d'autant que la campagne se déroulera principalement sur fond de tribalisme et de clientélisme local. Il est pareillement probable que l'allégeance au nouveau zaïm sera nourri par la fragilité du Président Caïd Essebsi dont l'âge canonique permet d'échafauder un scénario de succession à court terme.

Un boulevard vers Carthage s'ouvre désormais pour Ghannouchi dont le parcours sans faute révèle une stature d'homme d'État sans rival à sa dimension. L'homme est mystérieux, économe de ses mots et de ses gestes, il ne ressemble en rien au stéréotype de ses compatriotes. Son discours mesuré, précis débité d'un ton monacal et sans accent dans une langue arabe épurée, tranche avec les plaidoiries enflammées d'un Bourguiba, la lecture au prompteur d'un Ben Ali et la gouaille bon enfant d'un Caïd Essebsi.
Ghannouchi ne cherche pas à plaire, mais à force de dire ce qu'il va faire et de faire ce qu'il a dit, il finit par convaincre. 
Fin stratège, cet universitaire connait l'histoire de la Tunisie. Il a lu les écrits du théologien Abdelaziz Thaalbi pilier du nationalisme tunisien qui dès 1904 appelait à séparer la religion du politique et soulignait la concordance des principes de la Révolution française avec le Coran. Il sait les enseignements des savants tunisiens contemporains de la même veine, qui plaident pour la synthèse entre l'islam et les droits de l'homme et du citoyen. Osera t-il aller jusqu'à ces limites ? Ses militants auront à parfaire la mise en accord de leurs actes avec leurs idées. Ainsi peut-on déplorer que les moins de 35 ans soient toujours sous-représentés dans les instances du parti et que seulement 10% des sièges aient été attribués à des femmes. La parité des genres n'a pas même été évoquée lors des débats en commissions. De ce point de vue, la représentativité d'Ennahdha est imparfaite. C'est sur ce front que la sincérité du parti de la nouvelle démocratie musulmane tunisienne sera jugée.

Dans les capitales arabes, la réforme d'Ennahdha et la perspective de renaissance de l'école malékite moderniste de Tunis n'a pas été accueillie avec effusion. Le Qatar et l'Arabie Saoudite que la révolution tunisienne du 14 janvier 2011 avait tant alarmécontinuent d'accorder asile et protection à Ben Ali et à sa clique de prédateurs. http://hybel.blogspot.fr/2011/01/tunisie-un-modele-pour-le-siecle.html Les monarques wahhabites détestent ouvertement la rhétorique de ces arabes du Nord qui ressassent à tout bout de champ un mot grecque intraduisible: démocratie !
La conversion d'Ennahdha en « parti national, civil, qui s'inspire des valeurs de l'islam et de la modernité » est un défi aux théocraties obscurantistes dont on peut craindre de machiavéliques réactions.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

le Qatar effrayé par les révolutions arabes ?? Je pense que vous confondez avec les Emirats Arabes Unis... Surprenant de votre part.