vendredi 16 octobre 2015

Kadhafi et Bourguiba


Ils vécurent au siècle dernier et disparurent il y a quelques année associant à jamais leur nom à celui de leur pays. Sans Bourguiba, la Tunisie ne serait rien, sans Kadhafi l'utopie arabe serait orpheline.

Sur ces deux chefs d'État, peu de choses ont été écrites qui n'aient de leur vivant été commandées par leurs zélateurs. Les historiens commencent seulement à se mettre à l'ouvrage ; exercice difficile et laborieux car les rares témoins survivants aspergent d'eau de rose leurs souvenirs bonifiés par le temps. Les deux Raïs avaient en commun la démesure de leur ego, ils se mettaient en scène et parlaient d'eux à la troisième personne se donnant en spectacle du petit lever au grand coucher.

Deux hommes de lettres et de talent nous les font revivre.

Le Kadhafi de Yasmina Khadra
Tenter de comprendre le Colonel Kadhafi, se mettre dans sa peau, le raconter en chair, est un exercice qui ne pouvait être tenté que par un semblable ! Il fallait un homme, un arabe, un officier... pour percer la structure mentale fantasque du Raïs auteur du Livre Vert, programme politique farfelu distribué en son temps par millions à tous les illettrés de la terre. Il fallait un écrivain de la même couleur, un vert, un Khadra.
Ici s'arrête la déraisonnable comparaison chromatique entre l'écrivain subtil et le tyran sanguinaire.

Pourtant, c'est bien le dictateur libyen qui fait sa rentrée littéraire sous la plume légère de Khadra. Le roman est écrit à la première personne du singulier personnage : « je suis Mouammar Kadhafi, la mythologie faite homme ». Suit une farandole de fanfaronnades éblouissantes de «  je, moi  » qui ne sont pas tous haïssables.

« La dernière nuit du Raïs » ( éditions Julliard) est trop courte, elle ne permet pas d'évoquer tous ses exploits terrifiants, mais elle éclaire la genèse d'un incomparable bouffon dont le seul mérite en sympathie est d'avoir crié aux grands de ce monde son total mépris. Il n'a jamais plié, même sous les bombes US qui décimaient sa famille. Fier, indomptable, drogué, pervers, ignoble, mais droit et finalement digne. Le fou de la communauté internationale a amusé à la Kalachnikov l'actualité du monde pendant 42 ans. De l'Indonésie à l'Irlande, il a financé tous les révoltés de la terre, il a injurié et défié publiquement les rois et les puissants.

Le voici au soir de sa vie entouré de quelques fidèles en loques, dans une villa en ruines ciblé par les missiles, traqué par son peuple haineux qui hier encore l'adulait. Il soliloque ses souvenirs des sommets de la Ligue Arabe ; dresse quelques portraits saisissants comme celui de Ben Ali « chiffe mole en costume de caïd...maquereau endimanché... boursouflure maniérée ».
À ses compagnons d'infortunes de la dernière heure, il ordonne, réplique, pardonne les audaces. Les dialogues sonnent vrai. On s'y croirait.

Qu'en un lieu en une nuit un seul fait s'accomplit...la dernière nuit de Kadhafi respecte la règle des trois unités. Le roman de Yasmina Khadra est une fascination en fauteuil d'orchestre. On se surprend à souhaiter une adaptation au théâtre.

Le Bourguiba de Raja Farhat
En Tunisie, le grand comédien Mohamed Raja Farhat joue Bourguiba à guichet fermé. Il a ressuscité en chair en os et en faconde le père de la Tunisie orpheline. Sur scène, Raja est le Combattant Suprême réincarné. Dans la rue, on le reconnaît, les gens s'écartent avec respect en lui donnant du Sidi el Raïs, les femmes trillent des youyous, les passants lui offrent leur bouquet de jasmin, les enfants tendent la joue pour une bise. La prouesse n'est pas seulement celle d'un génial acteur, elle est aussi celle d'un éducateur et d'un historien car Raja Fahat ne se contente pas de mimer Bourguiba, il répand et prolonge la pensée du grand homme d'État.

Il y a peu de temps, l'artiste se produisait au Théâtre Reuilly à Paris où il avait été invité par la Fédération des médecins tunisiens en France laquelle regroupe pas moins de 311 praticiens dont une flopée de Professeurs agrégés.
Bourguiba était là ; fier comme Artaban, contemplant son œuvre immense. Grâce à lui, en moins de cinquante ans, la Tunisie est parvenue à s'extirper du sous développement au point d'exporter des docteurs et des doctoresses à l'ancienne puissance coloniale. Un exploit sans pareil !

Raja Farhat avait choisi pour son spectacle de faire revivre le fameux discours du Palmarium. Voici de quoi il s'agit :
Nous sommes en 1972, le jeune Colonel Kadhafi en visite en Tunisie s'exprime un soir de décembre devant 2000 personnes réunies dans la plus grande salle de cinéma de la capitale. L'orateur appelle les Tunisiens à se mobiliser pour l'édification d'une nation arabe unifiée du Golfe Persique à l'Atlantique. Le plaidoyer est habile, la salle est conquise. La population qui suit la retransmission à la radio, n'est pas insensible à la fougue du leader bédouin qui promet des lendemains glorieux de chasses à l'occupant sioniste.

 À Carthage, Bourguiba râle et ronchonne devant son transistor. Soudain, pris d'une géniale inspiration il bondit de son fauteuil, abandonne sa robe de chambre et réclame une voiture. Toutes sirènes hurlantes il est conduit en moins de quinze minutes au Palmarium. Il n'a pas pris le temps de lacer ses chaussures.
Devant une salle médusée qui se lève à son apparition, il s'empare du micro et entame un discours passionné qui renvoie adroitement Kadhafi à ses chimères. Il plaide pour une politique réaliste assumée. « Tu défie les États Unis alors que tu vis encore à l'âge de pierre....commence donc par sortir ton peuple du sous développement... à force de provoquer les occidentaux, il vont finir par te donner une raclée ! » Se moque t-il devant un public qui applaudit à tout rompre et entame l'hymne national. Puis de se lancer dans une leçon d'Histoire sur la décadence de la civilisation arabo-musulmane; exposé puissant et prémonitoire qui résonnera aux oreilles des Tunisiens pendant des générations.
Contrit, le jeune Chef de l'État Libyen regagnera son pays dans la nuit, mettant le recadrage de Bourguiba sur le compte de la sénilité. À l'époque, le leader libyen avait trente ans, le tunisien soixante dix et encore quinze années de pouvoir devant lui.

Aujourd'hui, sur les 22 nations arabes combien vivent en paix avec leur peuple et leurs voisins ? Deux ou trois. Pas d'avantage.
La Tunisie n'est pas épargnée mais elle résiste avec vaillance aux barbares ; forte de l'héritage d'un ancêtre clairvoyant qui la préserve du délire des ignares. Mais pour combien de temps encore ?
La Libye saigne depuis la mort de son dictateur, elle est disloquée en trois territoires convoités. Pourtant, de Tripoli à Bizerte, Libyen et Tunisien ne font plus qu'un peuple depuis que fuyant les nazis salafistes l'un s'est réfugié chez l'autre.
Ce n'est pas l'unité dont avait rêvé Khadafi, ce n'est pas le destin que voulait Bourguiba pour son pays.

Mais tant que Khadra et Farhat diront l'histoire, tous les espoirs resteront permis.

                                                      Bourguiba à Tabarka en 1952

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