mercredi 12 novembre 2014

Cheikh Saud, le Qatari


C'était le plus riche collectionneur d'oeuvres d'art du monde. Son budget était illimité. Au plus fort de sa gloire, on murmurerait qu'il dépensait allègrement un million d'euros par jour. C'était très en deçà de la réalité, puisqu'en 2004 ses achats franchirent le milliard.
Ce petit homme maigre et fragile aux allures d'étudiant fortuné était un passionné. Chaque mois, il venait à Paris chiner quelques merveilles pour remplir ses musées. Pendant que son Airbus particulier patientait à Roissy, il recevait dans la suite d'un palace de la capitale les plus grands experts en objets rares. Il appréhendait sa mission comme un sacerdoce. Infatigable acheteur. Du matin jusqu'au soir, il sillonnait la ville ; entre deux visites chez les galeristes, il picorait un cornet de frittes et se précipitait vers une exposition à Beaubourg ou l'atelier d'un artiste en banlieue. Il voulait tout savoir, tout voir, tout acheter. Des toiles, des estampes et des gravures, des sculptures, des photographies, des automobiles, des pièces de monnaies, des livres et même des vélos. Dans les salles des ventes de Londres, New York, Paris, aucune surenchère ne l'a jamais vaincu.

Cheikh Saud bin Mohamed Al Thani était un rejeton génial de la famille régnante du Qatar qui avait conçu pour son pays une ambition démesurée ; il voulait embellir la laideur désespérante du paysage et rendre Doha admirable à défaut d'être vivable.
Le Qatar c'est un néant. Pays sans passé ni vestige. Terre ingrate de cailloux grisâtres. Ciel voilé. Vents sableux qui piquent les yeux. Chaleur suffocante la moitié de l'année. Mais par une circonstance atténuante, le destin a doté son sous sol et ses fonds marins d'une poche de gaz qui génère au budget de l'Etat un excédent annuel de 50 milliards. Ce qui offre les moyens à toutes les ambitions.
Celle du jeune ministre de la culture était de rassembler dans son pays ingrat quelques uns des chefs d'oeuvres créés par l'homme. Il commença par concevoir les écrins.

Projetant un programme de construction titanesque de plusieurs dizaines d'ouvrages dédiés à l'enseignement et la culture – pas moins de sept musées -, il convoqua par le truchement de ses ambassades les meilleurs architectes du monde. Aucun ne prit la peine de se déplacer pour aller rencontrer ce trop jeune mégalomane présomptueux. Alors il sauta dans son Airbus et leur rendit visite l'un après l'autre. Mon pays n'est rien leur dit-il, je veux le faire exister à travers vos œuvres de verre et de béton. Les maîtres posèrent d'extravagantes conditions qui furent toutes acceptées, alors ils ouvrirent aux Qatar leurs imaginations talentueuses : Nouvel, Pei, Wilmote, Izozaki, Foster, Carlatrava...
Aujourd'hui grâce à Saud Al Thani, Doha est devenu la cité témoin de l'architecture contemporaine. Certes, à Dubaï et à Abu Dhabi dans les Emirats Arabes Unis voisins des constructions prestigieuses et spectaculaires ont jailli du sol sableux, mais le pire côtoie le meilleur ; à Riyad en Arabie, à Kuwait ou Bahrein, le pire l'emporte ; mais à Doha, l'excellence est partout.

En quelques années, Cheikh Saud était devenu un membre accepté du gotha mondial des arts, mais aussi des sociétés protectrices d'espèces animales menacées. Ses moyens financiers inépuisables n'étaient pas les seules raisons de cette consécration, cet autodidacte boulimique de savoir avait le regard aiguisé et l'intuition fulgurante de l'artiste.
Puis un jour de 2005 on se sait pas très bien pourquoi, son étoile pâlit. L'Emir l'assigna à résidence. Son discrédit se répandit comme une trainée de poudre. Le Cheik en blanc n'avait plus aucun crédit. Avait-il trop dépensé ? S'était-il fait escroquer ? Avait-il exposé trop véhémentement et trop publiquement sa haine de l'occupant sioniste en Palestine ? Saud Al Thani perdit toutes ses responsabilités officielles. De ministre de la culture, il devint simple gérant d'un patrimoine immobilier milliardaire. Il vivait entre sa prodigieuse villa de Doha et celle de Londres au milieu d'objets rares. 

C'est la que subitement, il est décédé dimanche dernier. Il avait 48 ans.
Le lendemain, à Genève, naissait la légende de son parcours mystérieux avec la vente aux enchère du joyaux de sa collection de montres pour la modique somme de 24 millions de dollars !

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