jeudi 26 juin 2014

L'énigmatique Monsieur Ghannouchi


Il s'est posé sur un fauteuil, les mains sur les genoux, la tête légèrement baissée, le regard fixé sur son interlocuteur. Impassible comme un sphinx. En lui, rien ne bouge. Il parait capable de tenir la pose pendant des heures. Etonnante placidité.
D'où lui vient cette zen attitude ?

L'homme a été formé à la dure école des interrogatoires musclés, dans les geôles de Ben Ali. Un geste de trop c'était la vie en moins. Il a appris à se taire, à faire le dos rond, à se travestir en caméléon, à s'empêcher de tousser, à s'abstenir de ciller.
C'est impressionnant. Il émane de cette statue massive et ancrée la force d'un Rodin.

De passage à Paris la semaine passée, Rached Ghannouchi n'a pas couru les musées. Il n'a pas été invité à l'Elysée ni à Matignon mais entre une prière à la grande mosquée et un meeting en banlieue, il a été reçu avec discrétion par quelques hommes d'influences.
C'est ainsi qu'à l'Académie Diplomatique Internationale, il a discouru aimablement devant un parterre clairsemé mais des premiers rangs de nobles qualités.
L'heure était trop courte pour la rencontre d'un personnage aussi complexe ; il faudrait un séminaire tout entier pour tenter de le débrider.

La rhétorique du Président d'Ennahdha est connue, elle est ressassée à longueur de médias. Elle soulève d'innombrables commentaires définitifs. On idolâtre ou on exècre. On adhère ou on combat.
En ce lieu propice, on espérait vainement quelques confidences, mais l'intérêt n'était pas seulement de l'entendre que celui de l'observer.

Ghannouchi est musulman et arabe ou inversement. Point. Il faut souligner cette évidence car on prend trop souvent les Tunisiens pour les hybrides de Phéniciens ou d'Andalous. Ils ne le sont pas tous.
Ni africain, ni méditerranéen, encore moins européen. Définitivement pas francophone. Pour les Français familiers d'une Tunisie où la plupart des dirigeants sont binationaux, diplômés des facultés ou grandes écoles parisiennes, la singularité est déroutante. Dans sa jeunesse, Ghannouchi n'a passé qu'une seule année à Paris « j'ai oublié mon dictionnaire » s'excuse t-il ; prétexte élégant pour choisir de s'exprimer en arabe. Un brillant traducteur tunisien l'accompagne. Hélas, un universitaire arabisant placé inopportunément à la tribune imposera trop souvent son truchement. L'interprétariat simultané est un métier qui ne s'improvise pas sans risque de brouiller le message, or celui du Président d'Ennahdha est millimétré de précision.

Chaque locuteur d'arabe, à travers son accent ou l'usage d'une expression, finit toujours par trahir son lieu de naissance. Pas Ghannouchi. On cherchera en vain les traces du parler de Gabès ou de Tunis, pas même du nord de l'Afrique, ni du Levant, ni du Golfe... Il articule avec clarté une langue classique, neutre, érudite, pan arabe. Débitée à un rythme régulier, monocorde dépouillée d'effet d'intonation. L'expression orale est monacale, aucun silence prolongé, aucun variation. Nulle gestuelle ne vient souligner le propos. L'exposé est austère et curieusement séculier car le Cheik fait même l'économie des enluminures religieuses qui ponctuent habituellement le propos des islamistes.
La sérénité du vieux sage gagne la salle qui écoute religieusement.

« Démocratie » le mot est accroché à chaque phrase. A notre époque où tout sujet est discutable, celui-ci est intouchable. Il en abuse. C'est son credo preuves à l'appui.
Le mouvement tunisien des démocrates musulmans s'est adapté à toutes les contraintes exprimées par la souveraineté du peuple. Il a gouverné, partagé puis s'est retiré après avoir entendu la grogne et compris les risques d'un désastre à l'Egyptienne. On songe à Montesquieu, Gramsci, Weber. Les a-t-il lus ? Probablement, mais il a aussi appris les leçons des petits pas de Bourguiba. 
Pour les politologues parisiens Ghannouchi est un ovni qui met le curseur de la légitimité démocratique bien au delà de la majorité arithmétique car il y associe – dans le cadre d'élections libres bien sûr - la notion d'adhésion consensuelle de l'ensemble de la communauté nationale. De surcroît, il entérine tous les principes républicains gravés dans le marbre de la nouvelle constitution tunisienne y compris l'égalité des genres, rappelant au passage que son parti majoritaire à la Constituante a voté la loi suprême.
Quels gages réclamer de plus ?

Certes, alors que la Tunisie traverse une crise économique sans précédent, le premier parti tunisien n'a pas de programme alternatif crédible. Il n'a pas davantage laissé à la population le souvenir d'une amélioration dans ce domaine lorsqu'il était aux affaires.
Au surplus, Rached Ghannouchi a comme tous les dirigeants politiques tunisiens, une propension naturelle à commenter les évènements d'hier plutôt que de promettre des lendemains qui chantent. Or, ce qui est passé est mort (elli fèt mèt » dit le dicton), les Tunisiens réclament l'espérance de l'amélioration de leurs conditions d'existence et surtout, la baisse du chômage qui épargnerait à des milliers de jeunes d’avoir à choisir entre le risque d'aller nourrir les poissons au large de Lampedusa et celui d'aller se faire tuer en Mésopotamie.

Le stratège Ghannouchi, est un piètre tribun, faut-il pour autant le suspecter de duplicité ?
Rien ne le permet car l'histoire récente a validé la sincérité de sa vision. Par un heureux contraste avec La Libye, la Syrie, l'Irak, la Palestine, la Tunisie n'est pas sanglante. C'est une victoire relative inouïe et précaire dont le mérite lui revient avec tous ceux qui ont accepté de se compromettre ou de se démettre pour empêcher l'Etat policier de renaître. Ils ont presque réussi. Leur lutte continue il faut la soutenir pour préserver la fragile cohésion de la petite nation tunisienne.

La Tunisie est un incubateur à valeur d'exemple. Trois cent cinquante millions d'arabes savent désormais que la dictature n'est pas une irréversible fatalité.
La Tunisie a apporté à l'Occident la démonstration éclatante qu'islamistes et séculiers peuvent gouverner par le compromis, la cohabitation ou l'alternance au sein d'un système institutionnel démocratiquement élu.
Pour les milliers et les milliers de musulmans qui s'entre égorgent sous le regard de leurs ennemis ravis, la Tunisie est une petite lueur qui éclaire l'espoir d'un retour à la raison.
Alors le message d'unité et de tolérance de Ghannouchi doit être relayé car l'école musulmane de Tunis, c'est la meilleure sauvegarde du moment contre les fondamentalistes sectaires qui ont mis le monde arabe à feu et à sang.

mercredi 18 juin 2014

Honneur à l'adversaire vaincu du Président Hollande




La Légion d'Honneur est la décoration suprême que les orgueilleux et les élégants rêvent d'arborer au revers de leur veston. Les légionnaires jalousés sont moins d'une centaine de millier. Les prétendants sont innombrables et la sélection difficile car les rubans rouges sont contingentés. Pas plus de cinq mille et des poussières chaque année dont deux tiers de civils et un tiers de militaires.

Les soldats gagnent leur décoration au grade et/ou au fait d'armes, les hauts fonctionnaires à l'ancienneté et occasionnellement au mérite, les sportifs à la performance, les vedettes à la notoriété. Pour tous les autres dévoués à la France, la reconnaissance ne va pas de soi. La légion est généreuse avec les grands, parcimonieuse avec les petits. Beaucoup de professeurs de médecine, peu d'infirmières, beaucoup de patrons de grandes entreprises peu de gérants de PME. Le ruban se porte au revers du veston, jamais à la bretelle d'une salopette !

La Légion d'Honneur comporte trois grades. Ainsi, le Chevalier méritant persévérant sera promu au gré d'une sélection drastique Officier ; lequel au terme d'années de loyaux et exceptionnels services se verra décerner la cravate de Commandeur. A ce niveau de distinction, le Chef de l'Etat en personne est mis à contribution pour sélectionner chaque année les 144 heureux récipiendaires.
Tous les grands de France sont Commandeurs et arborent au veston le bouton rouge sur canapé.
Il y a des exceptions notables, des allergiques à la récompense parmi lesquels quelques grands anciens ministres comme Antoine Pinay, des philosophes comme Sartre, des savants comme les Curie, des poètes comme Brassens car « ce petit hochet à la boutonnière vous condamne aux bonnes manières ». Enfin, certains considèrent que « le ruban de sang » doit distinguer les seuls combattants ; pour les civils, il y a l'Ordre National du Mérite !

Au delà des trois grades de la Légion d'Honneur, la reconnaissance suprême de la patrie s'exprime par l'attribution de la dignité de Grand Officier puis de Grand'Croix. Cette canonisation Républicaine est accordée au compte goutte. Pas plus de trente nominés les meilleurs années ! Au maximum sept Grand'Croix civils et militaires ! Autant dire qu'il est plus facile d'obtenir un portefeuille ministériel ou un siège au Conseil d'Etat que la plaque de légionnaire dignitaire !
Le Président de la République, Grand Maître de l'ordre est souverain. En dix ans, de Gaulle n'a honoré qu'une dizaine de personnalités ; des militaires pour la plupart. Pompidou et Giscard d'Estaing furent pareillement parcimonieux. Mitterrand lui, a été prolixe, distribuant une bonne cinquantaine de plaques de vermeil dont une au Général dictateur tunisien Ben Ali ! Chirac a été généreux mais incontestablement plus sourcilleux, tout comme Sarkozy.

François Hollande a déjà décerné seize Grand'Croix.
Deux d'entre elles méritent qu'on s'y attarde car elles dénotent la force de caractère du Président qui a su transcender ses convictions profondes.

Ainsi, l'an dernier, il a distingué l'ancien patron du patronat français ; celui-là même qui fut la bête noire des syndicalistes et la cible de toutes les gauches unies de la période Mitterrand. Sans doute, le père de l'actuel Président du MEDEF, auteur de la doctrine « emplois nouveaux à contraintes allégées » avait-il discrètement et à notre insu, contribué à sauver l'emploi de millions de travailleurs !...

Hier, le Président Hollande a récidivé. En présence du gouvernement et des corps constitués réunis sous les ors de l'Elysée il a distingué un homme de valeur, un grand serviteur des intérêts supérieurs de la France, totalement méconnu du grand public : Président du festival d'art lyrique d'Aix en Provence, Président des Arts Décoratifs, mécène, amateur et défenseur acharné des beaux arts. Cet intermittent du spectacle et de la culture exerce aussi ses talents dans le domaine de la finance en qualité de Président de la banque Lazard France. 
(La banque d'affaire franco-américaine qui siège aux Bermudes est le leader mondial en matière de conseils financiers, elle gère deux milliards de dollars par an avec discrétion « le secret de la maison, c'est le secret » . Abusivement qualifiée en France de « ministère bis de l'industrie» la banque a trop souvent été injustement stigmatisée par d'irresponsables impénitents toujours prêts à dénigrer les opérations de fusions acquisitions dont notre économie en pleine restructuration a tant besoin)

En portant son choix sur « le Mozart de chez Lazard », le Président tourne le dos au sectarisme des anti-fric et témoigne par ailleurs de l'immense reconnaissance de la République envers un authentique patriote de la finance.
Certes, chacun se souvient du : «  mon véritable adversaire, c'est la finance ! »
Le Président assume.
En deux ans, il a su domestiquer les banquiers.
Tous sont désormais au garde-à-vous, têtes baissées, en attente de l'hommage de celui qui les a mis au pas.
Ah mais !