mercredi 15 mai 2013

Tunisie. Flâneries dans les rues de Tunis où la révolution est à venir




À la Marsa, banlieue chic de Tunis, les limousines sont de retour. En ce  dimanche de beau temps, les grands bourgeois s’aventurent au marché. Les propos échangés sont comme les fruits de saison ; sucrés et raffinés. On est entre soit, entre « beldi », entre notables tunisois intactes de mésalliances depuis trois générations. Il y a aussi de très jolies jeunes dames, mais on n’embrasse que leurs enfants. Une pimbêche tient en laisse un sloughi famélique ; même le touriste de passage est ébahi ! Ici, on dépense  en dinars mais on compte en euros. C’est donné ! Les mendiants ont le tact de ne jamais réclamer, alors les clients sont généreux.

La Goulette
accueille à nouveau les villes flottantes. Chaque matin deux ou trois navires gigantesques déversent pour quelques heures des milliers d’estivants pressés. Des dizaines d’autocars prennent la route de l’excursion programmée : Carthage, le Bardo, les souks…

Sidi Bou Saïd, le village andalou perché face à la mer est pris d’assaut par une chenille de bipèdes. Les boutiques et les vendeurs à la sauvette proposent des « souvenirs made in China ». Le spectacle est affligeant.
Pour faire plaisir à l’ami nous entrons dans l’échoppe que prolonge une superbe demeure encombrée d’objets infâmes. Surprise ! A l’étage, derrière des vitrines de verre, repose une des plus belles collections de poteries et de céramiques du pays. Indifférents à la beauté, les touristes passent sans un regard.
Inquiets pour l’avenir des arts dans le pays d’Hannibal,  les  propriétaires ont sagement choisi de camoufler ces pièces rares au milieu de pacotilles. Ils y sont à l’abri des vandales.
Sur le port, derrière les yachts qui attendent les beaux jours, les joueurs de cartes fortunés se chamaillent bruyamment en picolant du rouge, en picorant des fèves au cumin.
Hier, sous leurs yeux, un barbu égaré, sans doute un peu allumé, a voulu marcher sur l’eau. Il s’est noyé.

Carthage, ville du pouvoir et des ultras nantis.
Marzouki s’y est installé. Quelle erreur ! Carthage, c’est Versailles, capitale de l’ancien régime ! Le Président s’y mire dans les ors et pète dans la soie. Des hommes en uniforme de fantasio montent la garde en sonnant le pas. Derrière les palissades, la république ronronne. Elle use et abuse des privilèges. Les petits Marquis s’affairent d’importance. C’est une cour de machos. Aucune femme ou si peu. Comme au gouvernement où l’unique femelle est chargée du ministère de son sexe.
Sur les hauteurs, un milliardaire a construit une villa hollywoodienne. La vue sur les vestiges romains est époustouflante. L’heureux propriétaire confesse ne pas avoir mis les pieds à Tunis depuis deux ans car « ça grouille, ça braille, c’est sale ! » Il fait ses courses à Nice ou à Rome.

Salambo, la lumière sur le port punique est magique. Depuis cinq mille ans, des pécheurs taquinent les profondeurs en contemplant le Boukornine, volcan à deux cornes qui dort paisiblement au fond de la rade. Sur un méchant parking improvisé, des amoureux batifolent à l’abri des pare-brises. Plus loin, des jeunes toutes portières ouvertes, sono à fond, sirote des bières au goulot.

Le Kram
tourne le dos à la mer. La station balnéaire s’étend maintenant jusqu’au bord du lac de Tunis. Il y a quelques mois, une bannière noire avait été tendue sur le Boulevard du 5 décembre proclamant en lettres rouges « we love Tunisia ». Mon étonnement avait attiré un groupe de jeunes barbus déguisés en pachtouns. Pas mauvais bougres, bien élevés mais paumés. « Dieu a donné des couleurs à la Tunisie » avais-je improvisé, le monde entier se déplace pour les contempler, les peintres comme Magritte, Klee y ont cherché les secrets de la palette. Les couleurs sont des bénédictions. Le Qatar, n’en possède aucune, c’est sans doute pourquoi, en compensation Allah lui a donné la richesse. Un salafiste qui rentrait de Doha avait approuvé en riant. C’est le même qui aujourd’hui me reconnait. Il a rasé sa barbe. On parle de la lumière de Sousse, du mausolée de Sidi El Heni  où de Maupassant se converti à « la complète émotion de la vérité ».

Tunis a retrouvé ses habitants. Quatre heures de promenade sans croiser un uniforme. Pas un policier, pas un niqab.
Oui, il faut le proclamer, à Tunis, on voit moins de femmes voilées qu’à Trappe ou à Créteil !

Tunis est la ville des amoureux. Des milliers de couples baguenaudent les mains enlacées. Tous les autres jeunes cherchent du regard l’aventure du jour ou de la vie.
Sur l’Avenue Bourguiba la foule nonchalante se promène à l’ombre des ficus. Le sinistre ministère de l’intérieur est encerclé de chevaux de frise coupants. Nul ne peut s’aventurer sur l’esplanade transformée en déchetterie. Mais quand détruira-t-on cet immeuble de béton noir dont l’architecte s’est pendu de honte ?
Rue de Marseille, rue Lénine, rue Elie Faure, lycée Carnot, Chez les Nègres, librairie Clairefontaine, galerie du Colisée, du Palmarium…Au café de Paris la bière coule à flot.
Entre la chancellerie de France et la cathédrale la statue d’Ibn Khaldoun est toujours à sa place. Je veux, avait dit Bourguiba « que lorsque l’ambassadeur de France et l’évêque de Tunis croiseront leurs regards sur la Place de l’Indépendance, ils voient la grandeur de la Tunisie ».

Plus loin, le marché central est le régal du couffin. Ici une montagne de jasmin ou de géranium rosa destinés à la distillation, là les épices, les poissons, les légumes, les viandes…Tout est odorant, chatoyant, appétissant.
N’emportez pas d’appareil de photo ! Ayez plutôt un magnétophone pour enregistrer la musique du peuple de Tunis qui harangue, qui crie, qui chante, qui implore, qui rit. On se bouscule, on se confond en excuse, on se complait en injures. Les jeux de mots fusent.
Je reprends mes esprits à la terrasse d’un café. Deux jeunes filles partagent une assiette de caftagi. Je m’informe, elles m’invitent « bismAllah ». Je commande des « Boga », elles méritent bien ça ! On parle de choses qui ne vous regardent pas.

Avenue El Jezirah, tous les trottoirs sont envahis pas des marchands à la sauvette. On y trouve de tout ! Des bottes de radis, des lunettes de soleil, des tongues, de la quincaillerie, des jouets, de la soupe de poix chiche, des merlans et du maquereau…

La Porte de France se referme sur les souks. Rue de l’Eglise, les touristes sont hideux : shorts, basquets dans socquettes blanches, banane à la ceinture, caméra au cou. Quel contraste avec l’élégance tunisienne ! Il est vrai que depuis les années soixante la Tunisie s’est dotée d’une industrie textile dont la filière la plus spectaculaire est celle de la friperie. Le pays est l’un des centres mondiaux du triage de vêtements usagés ou déstockés.  Résultat : on trouve à l’étalage de quoi se vêtir fort correctement pour moins d’un dinar six sous.

À fuir les touristes, je me retrouve bien malgré moi dans la plus célèbre rue de la ville. Celle des coquins et des coquines. Les vieux se souviennent qu’il existait en ces lieux un bordel pour homos où les travelos et les moustachus faisaient des fêtes incroyables auxquelles se mêlaient parfois les maquerelles voisines et leur protégées. Souvenir de cette époque de luxure révolue, un antiquaire de la rue Zarkoun vend un immense tableau représentant un jeune homme s’enfuyant le cul nu, un énorme pain sous le bras.
Incongru mais de bonne facture.

Rue des Tanneurs, rue du Caire, rue de Hollande, les trottoirs sont encombrés. Sur la place de Rome deux caoutchoucs centenaires répandent leurs ombres majestueuses sur les amas de détritus. Les splendides immeubles "art déco" sont délabrés. Nul ne se soucie de l’entretien des espaces collectifs. Même à Carthage, les milliardaires ne balaient pas devant leurs villas. Ils suspendent leurs ordures pour empêcher les chats de crever les sacs en plastique qui attendent la tournée des éboueurs. Le tunisien est propre sur lui et dans sa maison. Ailleurs, c’est un souillon.

Au Passage, de l’avenue de la Liberté vers celle de Paris, l’encombrement est à son comble. Voitures, métro, bus, piétons se disputent la chaussée. Je me repose un instant contre un arbre penché. Le vieux cireur de chaussure s’affaire sur mes escarpins. « Combien de fions ont bien pu se poser sur ce tronc ? » Des millions, me répond le brosseur à reluire en se marrant. Il occupe la place depuis 47 ans ! Il a connu les juifs, les italiens, les maltais, les français…Les Tunisiens se sont réapproprié le quartier. Une fois l’an, il rentre à Kairouan pour faire un enfant. Ils sont dix. Un vétérinaire, une institutrice, deux boulangers en Allemagne, quatre chômeurs, deux collégiens. « C’est ça la vie ! » Je lui tends une paume pleine de pièces. Il en choisi seulement trois, « pour la location de l’arbre » me dit-il.

Au bout de l’avenue Mohamed V, je récupère ma voiture sur un gigantesque parking improvisé. Le gardien répond finement à mes provocations. Il est jeune, bien portant, content de son emploi qu’il cumule avec celui de conseil juridique en plein air. Car ce diplômé de l’université exerce son savoir à la sauvette. Pour cinq dinars, il assiste le justiciable de passage qui reste assis derrière son volant.
Que pense-t-il du projet de constitution ?
« Il n’est pas de texte qui rendre les hommes vertueux…. Laissons la religion de coté. La future constitution demande aux hommes politiques de partager le pouvoir. Ils en sont incapables. Peu d’entres-eux sont honnêtes. » Mais les grands principes ?
« Ils ont ajouté la dignité à la devise nationale, bof !
L’eau est déclarée un droit pour tous. Ça c’est important ! Pour la soif, les ablutions et l’irrigation…Mais rien sur le pain ! »
Le juriste ambulant ne croit pas que la loi sera jamais respectée. Il raconte : «  récemment une mère de famille trompée est allée se plaindre. La police a surpris le mari volage et constaté le flagrant délit d’adultère. Le couple délictueux a été arrêté sur le champ, déféré en comparution immédiate et condamné à deux ans de prison ferme ! » J’écarquille les yeux et demande si c’est une blague. « Oui en partie car ce scénario est invraisemblable malgré la loi sur l’égalité homme/femme. C’est un mari cocu qui a fait enfermer la mère de ses enfants ! C’est dans le journal d’hier !... »
Un gavroche passe en sifflotant l’hymne de la révolte : « si un jour le peuple veut exister… »

A Tunis, il le veut. Il attend son heure, il est fort, il se sent maitre de sa révolte et de son destin. La révolution est à venir.

Aucun commentaire: