mercredi 15 mai 2013

Salon du livre : la malbouffe



Le rendez-vous annuel des lecteurs et des littérateurs ressemble de plus en plus à un supermarché. Pas encore de caddies mais à l’entrée on distribue des cabas. Dans les stands, les Best Sellers s’affichent en tête de gondoles. Des hôtesses bien mises aspirent les chalands vers les linéaires d’ouvrages aux couvertures glacées couleur pot de yaourt : rose, cerise, vanille chocolat, marron, blanc, zéro pour cent, bio…
Il y en a pour tous les goûts.
Les livres s’étalent en petites piles serrées sur des tables et des dessertes. Le chaland parcourt les menus : saisit un ouvrage, feuillette pour s’éventer, lit trois lignes au hasard, repose le bouquin. Pas bon. Au suivant. Parfois, il déniche un paragraphe comestible qui le met en appétit. Il pose alors un doigt en signet et passe à la quatrième de couverture pour connaître le prix du pavé. Il hésite. Le plus souvent, il décide de consommer sur place et s’assoit sur la moquette pour déguster d’autres lignes.

A  la foire du livre on peut picorer sans modération. Les boulimiques s’éclatent les sens à raison de dix heures de lecture non stop pendant cinq jours. Les aguerris s’abstiennent de tout achat. C’est très difficile car le marketing accrocheur est top de top. Les auteurs et auteures « vus à la télé » sont à la dédicace.
Après une demi-heure de queue, ma voisine est enfin devant la vedette des étagères.
« C’est pour qui ? Comment ça s’écrit ? » Questionne le porteur de Bic. 
« E, l, w, i, n, a, c’est un prénom breton…. » puis, comme pour s’excuser « y’en a qui croient que c’est arabe !…»
Dubitatif, le plumitif en manque d’inspiration trace à toute vitesse «  Pour Elwina, kenavo ar chentan ! »  avant de signer d’un paraphe envolé. La gosse est ravie : « je peux vous faire la bise ?... » On recommence car la copine veut prendre une télé-photo pour fesse-bouk.

Aux quatre coins du magasin, sur des podiums sponsorisés, des débats cacophoniques rivalisent de compliments croisés. Je m’arrête. Au micro, un américain s’exprime dans un bon anglais. Pourtant, je décroche.  Ma pensée vole vers Bukowski, le seul que j’ai lu dans le texte. Il parlait mal mais il écrivait bien. Lui !

J’ai faim, j’ai soif. Le piège se referme. Sandwich caoutchouteux, soda tiède, addition salée. Funeste méditation sur le monopole  du Boulanger Paul. Rapport qualité/prix, la restauration rapide  « à la française » est devenue très inférieure au fast food américain ! Je cherche un siège. Il y en a dix. Nous sommes cent. Je m’assois par terre et mâchonne mon lamentable Paris-beurre à coté d’une engageante jeune fille d’outre Quiévrain…
C’est à ce moment précis que l’accident de mandibule se produisit. Figé par la douleur. Par « la rage dedans, celle qui naît d’une sagesse sadique ». Bref, un chicot sur pivot venait  de succomber  aux outrages du casse croute honteux. Compatissante, ma voisine me conduisit au stand de la Belgique où je trouvai asile et réconfort devant une ribambelle d’ouvrages de qualité.
Sans tarder, j’achetai « La cuisine molle pour les édentés » de Michel Dehoux et Jean Pierre Jacquemin. Soixante quinze pages d’intelligence, d’humour, de drôlerie, de complicité, des dessins superbes et coquins. Ouvrage précieux, sans équivalent et pour moins cher que la méchante baguette farcie de chez Paul ! A la même table, je raflai une biographie du grand Albert Cossery. Si vous n’avez pas lu cet auteur hélas disparu, allez, courez, volez et le voler au besoin. Les insatisfaits seront remboursés par mes soins.
Je quittai à regret les honnêtes et talentueux littérateurs belges.

Au stand du Québec, je trouvai une chaise confortable pour me reposer, mais aucun bouquin à mon goût. Une hôtesse gironde de Mont-Saint-Hilaire m’en confia la raison : ayant pris soin d’évaluer par étude marketing le niveau d’alphabétisation des cousins parisiens, la Belle Province a expédié à Paris un lot de niaiseries invendues. Bingo !  Il y avait la queue aux dédicaces. Ici, point de talent mais des piastres !
Le salon du livre n’est plus ce qu’il était.

Jadis, au siècle dernier, on pouvait y débusquer les petits éditeurs, les artisans, les laissés pour compte, les décalés, les singuliers, les originaux, les provinciaux… Hélas, il n’y en a plus  beaucoup. Les tarifs de Paris Expo et les sandwichs de Paul les ont tués. Il faut désormais plusieurs milliers d’euros pour monter à Paris et présenter quelques pages sur une petite table. Je trouvai quand même une pépite venue de Mauritanie « Gens du livre », que Ian Mansour de Grange, islamologue visionnaire et malicieux nous dédicaça pour les beaux yeux d’Elias.

Plus loin, mon grand jeune homme attira cette fois le regard d’Alain Bonnefoit qui lui croqua le portrait. Le grand artiste généreux était sur le stand des heures claires où il présentait les illustrations des Fleurs du Mal.
« Les Heures Claires » est un éditeur de grand art et de haute couture. Limité, rare, précieux, son catalogue mériterait que l’on s’agenouilla pour le feuilleter en gants blancs. Couverture cuir dorée à l’or fin, calligraphie, reprographie, papier, encre…tout est parfait, tout est français. Oui madame ! Tradition de l’excellence. C’est le Haut Brion de l’édition.  Les œuvres sont jalousement conservées par les collectionneurs. Les amateurs sont à l’affut d’éditions anciennes dont la valeur décuple au fil des ans. A trois mille cinq cents euros pièce, l’œuvre numéroté est une valeur de refuge avisé. Devant moi, un Russe de Nicosie  sort sa carte de crédit et emporte un rêve de livre illustré par Etienne Dinet.

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