vendredi 14 août 2009

Le voyage de Lise

Corne d’Afrique
Si on avait pu lui trouver de l’ombre le thermomètre aurait affiché 45°. Je débarquais à Djibouti un jour d’été dans un aéroport abandonné aux mouches. L’accablement déclencha in petto la question habituelle « mais qu’est-ce que je fous ici ? » En remplissant machinalement un imprimé, je pense au café de Flore. Sur le parking le loueur de voiture me tend les clés d’une Toyota dans laquelle un gamin en loque s’engouffre aussitôt. Je l’interpelle gentiment en arabe« Que veux-tu mon fils ? » Dans un sourire éclatant, il me répond du tac au tac « Devenir ton fils mon père ! » On rigole. Il s’appelle Abdo (créature). Ce prénom est généralement précédé de celui du père. Mais Abdo tout court n’en a jamais eu ! Il me propose de garder la voiture en y élisant domicile pendant la durée de mon séjour. On se met d’accord sur le tarif et roule jeunesse ! Abdo est du Yémen, il a été enrôlé sur un boutre comme mousse de compagnie à l’âge 6 ans. Pour lui forger le caractère, les hommes d’équipage se sont amusés à le flanquer à la mer au bout d’une corde au large des Dahlaks. Un requin lui a bouffé un bras et un pied. L’orphelin fut sauvé par Allah avant d’être débarqué par les marins. Abdo a été recueilli par un chef-mendiant qui emploie une trentaine d’estropiés et d’aveugles…

Asie centrale
La ville n’avait pas de nom, seulement un numéro. Elle ne figurait sur aucune carte. Jadis, nul ne pouvait y entrer sans un laissez-passer de l’armée rouge. Mais en ce début de fin de siècle, le mur de Berlin est tombé entrainant la chute de tous les interdits. L’économie de la puissante Union ex-Soviétique est exsangue, la pénurie immense, et le peu qui reste est à vendre. Pour me distraire, mon interprète me conduit au marché central faire la connaissance des quelques rares marchands survivants. Mes habits de chez Zara et mes bottines fourrées font immédiatement sensation. Une énorme babouchka m’interpelle. Elle est assise sur un petit banc face à une motte de beurre et une jarre de crème. On lui dit que je suis français. « fransouski !! » Elle me tend une main énorme et chaude qui engloutit la mienne puis se met à chantonner doucement dans un français mélodieux « savez-vous planter les choux ? A la mode, à la mode ?... On les plante avec le nez…» Son regard est perdu dans un ailleurs merveilleux, bientôt de grosses perles roulent sur ses joues. L’éternité de la comptine s’achève, elle me rend ma main en me gratifiant d’un sourire d’amante comblée.

Balkans
On roule depuis deux heures sur une route déserte vers la cote Adriatique. Tous les vingt kilomètres on est contrôlé par un barrage de casques bleus. Encore une fois, la cavalerie de la bonne conscience internationale est arrivée trop tard. La Krajina est encore tiède de ses horreurs. Les Serbes ont massacré leurs voisins Croates qui se sont vengés, ou l’inverse c’est selon la boussole de l’histoire. Les moissons pourrissent dans les champs, des carcasses de bêtes encombrent les fossés. Des villages ont été détruits puis concassés et réduits à d’immenses esplanades de cailloux afin que nul ne puisse revenir y bâtir ses souvenirs. Peu avant Zadar, une grange est miraculeusement intacte. On s’arrête en bord de route. A cinquante mètres sur un chemin de terre, une fillette nous regarde, tête haute, épaules tombantes, elle est vêtue d’une sorte de chemise de nuit en toile qui lui cache les pieds. Au bout de son bras ballant pendouille un nounours. On lui fait signe, on l’appelle, on klaxonne… Aucune réaction, on est transparents. Je décide d’aller vers elle. Mon compagnon parano me retient. « Tu es fou ? N’y vas pas ! C’est peut-être un piège ! C’est sûr y’a des mines !» On se chamaille. Tout à coup, il se met à pleuvoir. La petite fille a disparu. On attend que l’orage passe sans dire un mot.

Arabie
A la villa de Ryiad Ahmed le domestique soudanais était loué avec les meubles depuis vingt cinq ans. « Je suis arrivé en Arabie avant le pétrole » me confia t-il un jour. « J’étais alors un jeune seigneur bien plus riche que les bédouins d’ici, et puis… Edhourouf (les circonstances). Aujourd’hui je suis comme un esclave, mais Allah m’a permis d’avoir trois fils, ils sont étudiants à Khartoum…Je retourne dans ma famille pendant le mois de Ramadan, une année sur deux » Nous étions devenus presqu’amis. Un jour il s’enhardit « je voudrais me permettre une question ? Comment as-tu fait pour devenir chef chez les infidèles ? » Je lui expliquais sommairement mes études sans parvenir à le convaincre. « Tu as un secret » me dit-il avant de me révéler le sien : la danse. Oui, dans un pays où les cinémas, les théâtres, les concerts sont interdits, où la joie et le rire sont suspects, Ahmed, chaque soir après la prière dans le secret de sa chambre, évoluait comme un derviche tourneur les paumes tournées vers le ciel au son d’une lancinante litanie incantatoire Allah hou! Allah hou!...

Alençonnais
Chaque année, le village normand s’anime pour la fête des arts. Les habitants accueillent chez eux les œuvres d’artistes de la région. J’entre dans une maison de pierres où sont disposées une vingtaine de figurines de terre cuite. L’émotion me prend la gorge, je vacille, je sors, je reviens. Je rêve ? Le petit garçon au regard malicieux qui tient un bâton, c’est Abdo le gamin de Djibouti … Près de la margelle en djellaba et turban, c’est Ahmed le noble domestique de Riyadh ! Sur un guéridon trône l’éléphantesque babouchka russe au visage poupin, à coté la petite fille au nounours de Zadar ! L’âge me prend tout à coup sans prévenir, je deviens légume, voici que je donne vie à des mottes de glaise. En vain je tente de me ressaisir. Finalement, pour dissiper le trouble j’achète la seule statuette qui ne m’évoque aucun souvenir ; l’homme est accroupi le buste tendu entre les jambes, la tête relevée, les yeux voluptueusement clos comme perdu dans ses souvenirs.

Lise Del Medico sculpte les mémoires.

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