vendredi 1 mai 2015

Tunisie, la révolution n'est pas finie


Au premier coup d'oeil Tunis a changé.

La circulation a perdu ses agents siffleurs et ses sens interdits, le code de la route semble avoir été aboli. Chacun se débrouille avec civilité.
Le long des avenue des palmiers décapités dressent leurs troncs interminables vers le ciel. On me dit que les arbres sont victimes d'une bestiole qui leur mange le cœur. La population pleure cette malédiction qui menace aussi les oliviers centenaires, les jasmins, les figuiers... C'est le début de la fin du monde !
Comme pour conjurer le sort, la foule fébrile grouille et s'affaire dans tous les sens. Elle est méconnaissable.

Le fantôme dévoilé de Bourguiba
Les Belphégor, les femmes en noir, les bâchées qui attristaient la rue hier encore ont toutes disparu. Les barbus se sont rasé, les sandalettes et les sarouals de Pachtouns sont passés de mode. Travestis de blanc, quelques islamistes furtifs rasent les murs. Inouï ! Au Kram, dans la banlieue de Tunis, on croise moins de créatures voilées qu'à Rambouillet. Certes, la plupart des filles couvrent leurs cheveux d'un fichu de couleur, mais la taille est galbée et les jeans moulés.
En quelques mois, la rue tunisienne s'est métamorphosée. L'attentat du musée du Bardo a douloureusement choqué la population. L'opinion a subitement basculé dans la défiance et l'hostilité ouverte envers l'islamisme.

C'est la réincarnation du modèle séculier d'antan. Bourguiba est de retour. Sa pensée assassinée il y a trente ans, ressurgit comme l’idéal d'une société tolérance, sans complexe, apaisée, fier de sa tunisianité. Le nouveau Président de la République et son gouvernement tentent d'appliquer les recettes du vieux leader : main de fer dans gant de velours, pragmatisme avant toute chose, politique des petits pas...L'Assemblée des Représentants du Peuple siège et légifère dans l'indigence ; ses 217 députés manquent de locaux, de personnels et d'outils informatiques.

La révolution permanente
La liberté d'expression est totale. Ce matin, la principale avenue de la capitale a été fermée à la circulation pour cause de manifestation. Une cinquantaine de braillards défilent au milieu de la foule indifférente des badauds. À coté du théâtre municipal, un quidam - sans doute pour se convaincre d'une réalité hier encore inconcevable - a badigeonné à grands traits sur une palissade cette évidence : « Tunisie, première démocratie arabe ».

Hélas, les touristes qui préfèrent la dictature, ne viennent plus. Porte de France, rue de l'Eglise, pas un seul infidèle. Le souk des parfums a retrouvé ses senteurs orientales et la corporation des Chaouachia s'est reconvertie dans la chéchia libyenne. « Finalement ce n'est pas plus mal, on se retrouve entre nous » me confie mon voisin, un fonctionnaire tranquillement attablé devant une tête de mouton rôtie, spécialité délectable de ce fameux restaurant populaire proche de la Kasbah.

Les Tunisiens anxieux de l'avenir sont devenus boulimiques. Ils se gavent de cholestérols et de paroles.

Les médias fourmillent de reportages et de débats contradictoires du plus grave au plus futile. Faut-il renforcer encore davantage la législation liberticide héritée de la dictature au motif de contrer le terrorisme ?  Le ministre du tourisme est-il bien inspiré de lancer la confection d'un coûteux drapeau grand comme vingt stades de foot pour stupidement figurer au livre des records ? Il aurait été mieux inspiré de lancer une campagne de propreté car la Tunisie est devenue une déchetterie à ciel ouvert.

Le chômage et l'inflation sont en hausse, le pouvoir d'achat est en baisse, ce qui génère une contestation permanente. Les grèves se succèdent : hier l'éducation nationale, demain la santé et la justice. La production de phosphate est paralysée depuis des mois...
La jeunesse déboussolée se concentre sur le petit écran d'une Tunisie virtuelle auto contemplative en selfies qui échange sur Facebook. Pour la fête du lycée à Kairouan et Kasserine, des potaches ont déployé un énorme portrait de Hitler et des calicots à la gloire de Daech. Ça fait froid dans le dos.

Le fantôme de Ben Ali
L'économie est au centre de toutes les préoccupations. Pourtant, d'évidence, l'activité a repris. Dans la presse, les banques et les grandes groupes industriels publient leurs résultats trimestriels. À l'exception de l'hôtellerie et du tourisme, tous les indicateurs sont en hausse. Le gigantesque Carrefour de La Marsa, ouvert même le dimanche ne désemplit pas.
Pourtant, rêvant sans doute d'un retour à l'ordre passé, le patronat se plaint d'être menacé par la justice alors que la justice n'a condamné aucun patron. Le Président de la République voudrait faire voter une loi d'amnistie en faveur des copains et des coquins de l'ancien dictateur, le leader islamiste Ghannouchi lui emboîte le pas en déclarant que le satrape réfugié en Arabie Saoudite a droit à un passeport comme tout citoyen ordinaire.
Les complices de Ben Ali conservent pignon sur rue. Les biens mal acquis ou confisqués n'ont pas été restitués, les lobbying de la corruption demeurent très puissants ; sans trop y croire, victimes et spoliés attendent des jours meilleurs.

L'alibi de la Libye
Noir ou blanchi, gris ou propre, l'argent circule en abondance. Il provient notamment des deux millions de Libyens qui ont fui la guerre. Ce ne sont pas des indigents. Les peuples tunisien et tripolitain qui partagent la même langue et les mêmes traditions sont en train de fusionner dans un espace économique commun qui s'étend désormais de Bizerte jusqu'à Tobrouk.

El khat est la route transfrontalière qui mène versla ligne de démarcation dont les hommes ne veulent plus. Dans sa thèse de doctorat de science politique, « Courir ou mourir » Hamza Meddeb décortique notemment les techniques de la contrebande dont l'ampleur atteint des chiffres astronomiques. Certaines marchandises font des aller-et-retour pour profiter de subventions compensatoires. La chaine des trafiquants permet à des centaine de milliers de gens d'améliorer leur ordinaire ou de simplement subsister.
La frontière entre la Tunisie et la Libye est inhospitalière, des montagnes de cailloux, des sables mouvants, des dunes infestées de mines qui se déplacent au gré des tempêtes de sable. Traditionnellement des dromadaires esseulés font la navette, ils sont dressés à baraquer dés qu'ils repèrent une jeep à l'horizon. Depuis que la guerre fait rage en Libye, l'armée tunisienne a verrouillé la frontière, elle filtre les passages, mais le trafic s'est adapté et les caïds de la mafia n'hésitent plus à forcer les barrages et à soulever les populations. Le problème est tellement grave que le pouvoir se demande parfois s'il ne serait pas un moindre mal de proclamer l'union économique. Car aujourd'hui, chacun se rend compte que l'imbrication est irréversible et que lorsque les deux gouvernements libyens autoproclamés auront fait la paix, un accord de totale liberté des échanges tuniso-libyen devra formaliser la réalité.
La situation n'est pas bien différente sur la frontière avec l'Algérie qui est tout aussi poreuse.L'essence algérienne de contrebande inonde le marché tunisien.

Le G8 préfère les dictatures
Toute cette économie souterraine échappe à l'impôt et aggrave le déficit public, mais elle allège le chômage et finalement achète la paix sociale. Faute d'y trouver remèdes, le pouvoir s'en accommode. Les plus à plaindre sont les retraités et les pensionnés dont le pouvoir d'achat est érodé par une inflation incontrôlée. Heureusement, vaille que vaille, les services publics fonctionnent, l'administration administre, la sécurité est assurée.
Pourtant, le gouvernement donne l'impression de gérer au jour le jour. A-t-il une feuille de route ?

Le Président de la République court le monde pour réclamer des sous ; il se souvient qu'au lendemain de la révolution en mai 2011, le G8 réuni en grande pompe à Deauville avait solennellement promis 20 milliards au « printemps arabe » dont la Tunisie attend toujours le premier dollar. À Paris tout récemment, le Président Caïd Essebsi a préconisé un plan Marshall, de relance de l'économie, on lui a proposé de l'armement pour terroriser les terroristes. De son coté, Washington va livrer des hélicoptères , peut-être même des drones, et la Chine vient d'offrir des fusils et des munitions. La militarisation de la Tunisie semble être la seule réponse de la communauté internationale à l'appel au secours de l'unique laboratoire de la démocratie arabe.
De leurs cotés, les places financières restent à l'affût, alléchés par l'odeur des privatisations inévitables: énergie, eau, phosphate, banques, transports, santé...
Ainsi, on pourrait tristement croire que l'avenir de la Tunisie balance entre le modèle du Liban et celui du Mexique, pourtant, rien n'est perdu d'avance car les Tunisiens en cortèges continuent de scander l'hymne d'Aboukacem Chebbi : si un jour le peuple veut vivre, le destin lui répondra...
La révolution tunisienne n'est pas finie.

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