jeudi 11 décembre 2014

Tunisie, vers la République de Papy Caïd Essebsi ?


Le 21 décembre, les électeurs de la juvénile démocratie tunisienne éliront peut-être un nouveau doyen d'âge parmi les chefs d'États du monde. Certes, il y a bien la reine d'Angleterre ou les Présidents protocolaires d'Italie et d'Israël qui rendent quelques mois à Monsieur Béji Caïd Essebsi, mais comparaison n'est pas raison. Dans l'histoire contemporaine il y a aussi un précédent douloureux, celui de Pétain. Cette référence historique n'est pas désobligeante ni péjorative pour le candidat tunisien à qui chacun souhaite un destin apaisé, mais elle montre l'immense désarroi des Tunisiens, une détresse comparable à celle des Français dans la débâcle de1940. Le chef de la France vaincue avait 84 ans, le prétendant Président tunisien vient d'en avoir 88 !
Puisque rien ne lui a été épargné, la Tunisie ne semble pas craindre l'ultime naufrage de l'âge.

Pour prendre la mesure de l'événement, il faut imaginer la fiction d'une élection entre Giscard d'Estaing et Hollande !
On se souvient des circonstances de la chute de la dictature tunisienne en 2011 - 338 adolescents tués -, on sait la détresse d'une jeunesse diplômée-chômeuse en attente d'un exil au péril de sa vie, alors la popularité du patriarche de la politique tunisienne est bien l'empreinte d'un pays complètement déboussolé.
Ce phénomène du recours aux grands anciens n'est pas isolé, déjà la Troïka issue de la révolution avait hissé à la tête de la Banque Centrale (au bord de la faillite) une compétence de 82 ans, et tout récemment, l'Assemblée des Représentants du Peuple a désigné au perchoir un député de 80 printemps lequel selon la constitution, assurera de surcroît l'éventuel intérim de la vacance provisoire ou définitive du Président de la République.

Certes, Sidi Béji est alerte et fringant. Bien conservé. Le mental est bon. Le bagout est intact. Le physique bien meilleur que celui de Bouteflika d'Algérie ou d'Abdallah d'Arabie. Mais la forme de l'impétrant n'explique pas tout.
La tradition identitaire patriarcale et l'inconscient collectif mémoriel sont aussi à l'origine du choix des 1,3 millions de sauve-qui-peut qui on voté pour lui au premier tour.

En Tunisie on naît fille de ou fils de. Sur les papiers officiels, le prénom est toujours suivi de celui du père et du grand père. On est Tartempion ben Papa ben Papy.
« Oueld chkoun ? » (fils de qui ?) s'entend demander invariablement le jeune de moins de quarante ans rencontrant un aîné. Le culte du père est un marqueur de la société tunisienne. Nul ne saurait exister sans lui. Celui qui n'en a pas n'existe pas. Celui qui le renie n'existe plus. Le géniteur, plus encore le grand père ou l'aïeul est l'objet de toutes les attentions. En famille chacun se mobilise pour lui assurer le meilleur bien-être et lui épargner toute contrariété. En public, il est assuré de ne jamais faire la queue aux guichets ni de rester debout dans l'autobus ni de porter un quelconque fardeau. Chacun recherche sa compagnie, il est écouté avec d'autant plus d'attention que son âge est avancé. En Tunisie, le vieillard tout comme l'enfant est roi.
Seul un garçonnet de 8 ans aurait pu concurrencer sérieusement le vénérable Béji sur le terrain affectif.

Dans cette élection, le culte du géronte alimente une propagande subliminale. Nul n'est dupe, mais personne n'ose en parler. Critiquer la vieillesse c'est faire preuve de bassesse et puis ça attire le mauvais œil.
Le pays n'a pas fait sa révolution culturelle !
À Tunis, railler un senior est assimilé à de l'indécente maltraitance. La presse ne tarit pas d'éloges sur la performance physiologique du candidat épargné par les stigmates de la sénescence. Chacun feint d'oublier que Bourguiba, déchu pour « sénilité » en 1987 avait alors quatre ans de moins que Caïd Essebsi aujourd'hui.

Pourtant, parler politique en Tunisie, c'est immanquablement évoquer Bourguiba. Alors que plus de la moitié de la population n'a pas connu son règne, il reste le personnage le plus populaire du pays. Dans les conversations, chacun évoque son souvenir par des mimiques ou des anecdotes exagérées et infondées. Devant un public enthousiaste et subjugué, l'acteur talentueux Raja Farhat fait revivre sur la scène des théâtres l'illustre personnage. Sur Youtube on visionne par milliers les archives des rencontres du grand homme avec Kennedy, de Gaulle, Nasser, Khaddafi....! La légende du « Combattant suprême » est ancrée dans la mémoire collective. Cette idolâtrie puérile est encouragée par les réactionnaires dont la filiation avec Bourguiba, le plus souvent usurpée, dissimule leurs turpitudes des années Ben Ali. De leur coté, se souvenant que la réalité n'était pas si rose, les islamistes et les progressistes sont bien moins expansifs.
Finalement, on peut se demander si le score de Caïd Essebsi qui fut son ministre de l'intérieur puis des affaires étrangères, n'exprime pas par procuration, un retour d'affection posthume pour Habib Bourguiba, « le père fondateur de la Tunisie moderne »

Les Tunisiens n'ont pas retenu la leçon de l'histoire. Le grand âge est celui de la dépendance. Déjà, un cercle de marionnettistes avides se presse. La famille, les amis, les médecins sont assidument courtisés en prévision de la distribution des prébendes
Le Président sortant Marzouki, piégé par le vieillard, se contente de dénoncer le péril d'un retour à l'autoritarisme et à l'affairisme. D'évidence, si son rival l'emporte, la révolution marquera une pause dont nul ne peut prévoir la rigueur et la durée. Car contrairement à ce que pourrait laisser penser une lecture hâtive de la nouvelle constitution, le pouvoir du Président de la République est tout à fait considérable. Le nouvel élu sera le tripe chef : de la sécurité intérieure, des armées et de la diplomatie. Ce n'est pas rien ! Rappelons que la guerre de Libye fait rage à la frontière, que les terrorismes ont assassiné deux députés et des dizaines de militaires, qu'enfin, la communauté internationale indifférente se contente de multiplier les messages de sympathie pour « le modèle démocratique tunisien ».

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